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Des identités et des appartenances (2014)

L’évidence commune, marquée dans le vocabulaire et les représentations sociales, est que l’humanité est divisée en groupes dont les caractéristiques sont transmises, que l’on qualifie de « raciaux », « ethniques », « culturels »… Or, dans les années 1980, les généticiens ont démontré que la variabilité génétique moyenne étant plus importante à l’intérieur d’un groupe humain géographique qu’entre ces groupes, il n’existe pas de « race humaine » mais une seule espèce [1]. Ce constat, porté depuis longtemps par les militants anti-racistes, n’empêche pas que se continue une référence courante à des groupes humains dont certaines caractéristiques typiques seraient transmises à l’intérieur du groupe et permettraient d’en distinguer les membres. Les deux éléments importants ici sont la transmission et l’identification. Ces caractéristiques seraient suffisamment importantes pour imposer leur identité aux membres du groupe, elles participeraient de leur essence. Selon les situations, cette caractéristique identitaire peut être basée sur :
 des éléments phénotypiques comme la pigmentation de la peau (Afrique du Sud, États-Unis…) ;
 la religion (juifs, protestants, musulman, croates/serbes…) ;
 la langue (somalis, basques…) ;
 une origine géographique (corses…)…
L’objet de cette présentation est de proposer une petite historiographie de cette notion de groupe aux caractéristiques identitaires transmises pour montrer qu’il ne s’agit toujours que de constructions sociales historiquement situées. Ce constat n’empêche pas les individus de gérer individuellement les identités et les appartenances. Cependant, toute conception d’une transmission héréditaire et univoque de ces caractéristiques, ou pour le dire autrement toute lecture méta-sociale des groupes humains, est intrinsèquement raciste et discriminatoire.

A. Ethnies
L’« ethnologie » s’est construite en contexte colonial, c’est-à-dire de domination, à des fins pratiques de conquête puis d’administration. Pour l’historien britannique John Iliffe : « Les Européens croyaient que les Africains appartenaient à des tribus, les Africains édifièrent des tribus auxquelles appartenir » [2].
L’ethnie est définie au XIXe siècle comme une entité culturelle (langue, culture, religion…), différente de la « race » biologique (selon Vacher de Lapouge qui aurait inventé la notion). Elle sert en fait à désigner des ensembles sociaux que l’on ne veut pas alors qualifier de « peuple » ou « nation », en particulier ceux qui vivent sur des continents non-européens. De plus, avec la Première Guerre mondiale, le peuple devient l’attribut juridique qui ouvre l’accès à la souveraineté.
Mais les nombreux travaux comparatistes menés jusqu’aux années 1960 ne permettent pas de déterminer les caractéristiques permettant de définir les ethnies et d’en identifier les membres, entre langue, espace, identité, culture, économie, mode de vie, ethnonymie, auto-désignation… La définition de chaque « ethnie » demande en fait la mobilisation de références particulières.
Pour prendre simplement l’exemple de la langue, ni le serbo-croate (en Yougoslavie), ni le kinyarwanda (langue commune aux Rwandais) n’ont empêché les divisions, les haines et les massacres.

A la fin des années 1960, l’anthropologue suédois Fredrick Barth [3] constate que les groupes sont indépendants des individus qui les composent, qui peuvent en traverser les frontières de nombreuses façons (migration, socialisation, mariage, multilinguisme…). La question n’est plus celle des limites du groupe, qui deviennent des zones floues de contact ou de « production ethnique » [4], mais les conditions du maintien de la catégorie. Une ethnie n’est pas un ensemble réel de personnes et le vocabulaire identitaire permet de caractériser des groupes et non les individus. C’est l’attribution du nom, endogène et exogène, qui « fait l’ethnie ».
Une ethnie est une dynamique sociale dans une situation d’échanges, où n’importe quel critère peut devenir pertinent ; le résultat d’une opération de classement dans un contexte de relations inter-ethniques. C’est ainsi qu’apparaissent les « identités » qui sont pour Pierre Bourdieu un outil de pouvoir et de domination [5].

B. Une construction sociale située
C’est dans ces débats qu’est publié en 1985, sous la direction de l’anthropologue Jean-Loup Amselle et l’historien Elikia M’Bokolo, Au cœur de l’ethnie [6]. Le projet est d’historiciser l’ethnie, vue comme une construction sociale historiquement datée et située. C’est ainsi que Jean-Pierre Chrétien éclaire la signification et l’évolution de la distinction entre Hutus et Tutsis ou que Jean Bazin détaille la construction en partie exogène des Banbaras.
Dans une situation d’échange, puis de domination, les identités sont repérées, définies, précisées, attribuées, imposées, figées puis intériorisées dans les ethnies. C’est cette fixation qui bloque l’évolution sociale et empêche de comprendre les situations historiques concrètes, le Rwanda étant le paradigme de cet échec.
En parallèle, en 1983, Eric Hobsbawm [7] parle de l’« invention de la tradition » et Benedict Anderson [8] évoque des « imagined communities » pour décrire les nations [9], mais c’est dans les années 1990 que se multiplient les études sur la construction des catégories. Par exemple, les travaux d’Anne-Marie Thiesse détaillent les constructions nationales en France (1991) puis en Europe centrale (1999) au XIXe siècle [10] ; ou les travaux de Gérard Noiriel sur les étrangers en France [11].

Deux auteurs très différents proposent une synthèse sur le sujet, Jean-François Bayart dans L’illusion identitaire [12] en 1996 et Amin Maalouf dans Les identités meurtières [13] publié en 1999.
Pour Jean-François Bayart, politiste spécialiste de l’État en Afrique, « il n’y a pas d’identité naturelle qui s’imposerait à nous par la force des choses » (p. 10), mais seulement des stratégies identitaires, des opérations d’identifications portées par des acteurs qui renégocient des représentations. Il critique fortement les approches « culturalistes » qui imaginent des cultures stables qui surdétermineraient des constructions politiques dans un temps long (Hegel, Braudel). Cependant, il constate qu’une société historique donnée ne dispose que d’une palette limitée de répertoires possibles : les « imaginaires politiques », même s’ils sont toujours hétérogènes et ambivalents. Au final, l’« illusion identitaire » est pour lui une menace contre la construction sociale et politique.
L’écrivain Amin Maalouf, dans une démarche très différente et sans référence à ce contexte théorique, parvient à des conclusions proches : l’existence de groupes identitaires est une nécessité qui ne pose pas de problème tant que les individus sont porteurs de multiples identités. Les difficultés surgissent lorsqu’une « appartenance » prend le pas sur les autres et qu’elle se rigidifie. Ce processus est toujours la conséquence d’une discrimination qui engendre en réaction la valorisation de l’identité discriminée par l’individu (« son appartenance la plus attaquée […] envahit l’identité entière », p. 34). Pour éviter les drames, il faut admettre la multiplicité des appartenances.

Ces analyses, aujourd’hui classiques, sont prolongées par des travaux sur les acteurs eux-mêmes : comment ils utilisent, reconnaissent, imposent, rejettent les identités. Ainsi le travail de Claire Zalc et Nicolas Mariot [14] sur les juifs de Lens durant la Seconde Guerre mondiale étudie de façon concrète la construction de l’identification. Il met en évidence la diversité des arbitrages idéologiques et pratiques effectués par les acteurs, donc leurs marges de manœuvre, et les conséquences que cela a pu avoir sur leur sort (la moitié sont morts dans les camps nazis). Un point intéressant est la façon dont cette étude repère certains « juifs » (environ 8% de l’échantillon) qui n’ont pas été identifiés comme tels à l’époque. Le lien entre l’individu et l’identité reste là aussi un point de vue et non une évidence.

C. Retour sur quelques identités contemporaines
Pour parler de situations politiquement actives aujourd’hui, voici quelques exemples identitaires et des pistes de déconstruction qui aident à les mettre en perspective. Il ne s’agit pas d’expliquer des situations complexes, seulement de montrer ce que peuvent apporter des tentatives de contextualiser et historiciser des signifiants identitaires.

Noir  : la couleur de la peau paraît une évidence physique. Or, les « noirs » ne sont pas noirs de peau mais d’une grande diversité pigmentaire, comme les « blancs », et sans solution de continuité ; ce n’est pas une catégorie objectivable mais bien une représentation ou une construction sociale.
Aux États-Unis, dans la première moitié du XXe siècle, un « noir » est légalement une personne qui a un ancêtre esclave. Il s’agit d’une définition excluante : on ne peut en théorie pas quitter cette catégorie, biologiquement transmise, où le caractère « noir » est dominant (one drop rule). C’est le thème de nombreux romans américains où l’on découvre à la fin qu’un protagoniste est « noir ». Avec cette définition, Barak Obama n’est pas « noir », c’est pourquoi il a du explicitement revendiquer son appartenance à la « communauté afro-américaine ».
Dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, qui héritait d’une société où les communautés s’étaient largement mélangées, l’attribution phénotypique était réalisée par des commission administratives qui prenaient en compte diverses caractéristiques, comme l’attitude devant la dite commission [15].

Musulman  : cela semble aussi évident : c’est un pratiquant de l’islam. Mais en France une autre définition s’est forgée en Algérie au XIXe siècle où, entre 1862 et 1870, un Algérien non juif devient juridiquement un « musulman français » [16]. En 1903, la Cour d’Appel d’Alger confirme qu’un Algérien catholique est bien « musulman » [17]. Cette dénomination franchi le moment colonial en France avec l’invention du « Français musulman » par l’administration après la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire toujours l’Algérien [18], puis la police qui conserve la dénomination en métropole après l’indépendance [19], et que l’on retrouve encore de nos jours. Un « Français musulman » est un Algérien, ou un maghrébin, mais pas un Comorien ou un Sénégalais, qui sont eux « noirs »…
Le détournement de la « Marche pour l’égalité » en « marche des Beurs » en 1983 [20], puis l’impératif discriminatoire d’intégration imposé sans fin aux immigrants maghrébins et leurs descendants, y compris par la gauche, a ensuite créé un amalgame entre discriminés des banlieues et « musulmans » qui a amené des jeunes ségrégués à revendiquer et valoriser une version maximaliste d’une « identité musulmane », construite souvent hors de tout lien avec le Maghreb ou le monde arabo-musulman, marquée en particulier par l’usage d’attributs vestimentaires pour les deux sexes.
Un musulman reste néanmoins le pratiquant d’une religion plutôt conservatrice, comme toute pratique religieuse normative nous semble-t-il. L’affaiblissement des valeurs anti-racistes à gauche permet aujourd’hui au « vote musulman » de se banaliser et d’aller vers son penchant naturel, à droite. L’ensemble peut expliquer le développement de cette « protestation conservatrice », que l’on nomme « islamiste » et qui, en France au moins, est clairement sociale.

Juif  : la définition semble là encore relever de l’évidence : un juif est un pratiquant de la religion juive. Mais deux éléments au moins perturbent là aussi cette apparente simplicité. D’abord l’évolution de la religion de l’Ancien Testament, qui se continue dans les christianismes, les islams et le judaïsme rabinique, normalisé dans l’écriture du Talmud achevée au Ve siècle ap. JC. en continuant la dénomination « juif ». Ensuite la construction d’un « peuple juif » par les efforts conjoints des antisémites puis en réaction des sionistes, à la grande époque des réalisations identitaires du XIXe siècle [21]. Selon les situations et les contextes, « juif » est donc porteur de significations différentes, utilisées et mélangées avec des objectifs variés dans des constructions politiques et idéologiques.
On peut faire par ailleurs les mêmes remarques concernant les pratiques religieuses normatives.

Français  : nous en connaissons pour la plupart bien la définition actuelle, qui semble univoque dans une version très légèrement simplifiée : « être né en France d’un parent né en France ou apatride, ou être né n’importe où d’un parent français, ou être naturalisé ». Mais nous savons bien qu’en fait existent d’autres critères, dont le principal est la capacité d’accéder à la procédure et aux documents nécessaires si l’on ne possède pas les marqueurs identitaires évidents, qui évoluent au fil du temps. Cette catégorie construite sur des critères formalisés juridiquement et qui se prétendent objectifs, reproduit en fait des représentations sociales fluctuantes ; elle s’est aussi réalisée historiquement par la domination et l’acculturation.

On pourrait continuer longtemps, par exemple « comorien », qui veut rassembler un ensemble hétérogène qui n’a été unifié et autonome que de 1896 à 1912 et de 1945 à 1975, soit seulement 45 ans sous domination française ; ou « femme », dont la signification varie fortement selon les situations et les périodes, etc. Nous arrêtons là cet inventaire qui peut sembler provocateur mais montre l’utilité de la mise en perspective des signifiants identitaires sans nier leur réalité contemporaine.

Simon Imbert-Vier, décembre 2014

Des identités et appartenances
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[1Lainé (Agnès), « Ève africaine ? De l’origine des races au racisme de l’origine », in François-Xavier Fauvelle-Aymar, Jean-Pierre Chrétien et Claude-Hélène Perrot, dir., Afrocentrismes. L’histoire des Africains entre Égypte et Amérique, Paris, Karthala, 2000, p. 105-125 ; Lainé (Agnès), « L’anthropologie biologique et l’Afrique au XXe siècle », in Christine Deslaurier et Dominique Juhé-Beaulaton, dir., Afrique, terre d’histoire. Au cœur de la recherche avec Jean-Pierre Chrétien, Paris, Karthala, 2007, p. 131-158. Notons de plus que « race », comme « métis », n’est pas un concept de taxinomie mais d’élevage.

[2 Cité dans Bayart (Jean-François), L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, 307 p., p. 44, à partir de Iliffe (John), A Modern History of Tanganyika, Cambridge, Cambridge UP, African Studies Series 25, 1979, p. 324.

[3Barth (Fredrik), introduction à Ethnic Groups and Boundaries : the social organization of culture difference, Oslo, 1969, 153 p., traduit en français dans Jocelyne Streiff-Fénart et Philippe Poutignat, Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, Le Sociologue, 1995 (rééd. 1999), 270 p.

[4Kopytoff (Igor), « The Internal African Frontier : the Making of African Political Culture », in Igor Kopytoff, dir., The African Frontier : the Reproduction of Traditional African Society, 1987, p. 3-84.

[5Pierre Bourdieu, « L’identité et la représentation : éléments pour une réflexion critique sur l’idée de région », Actes de la recherche en sciences sociales, 35, 1980, p. 63-72.

[6Amselle (Jean-Loup), M’Bokolo (Elikia), dir., Au cœur de l’ethnie, Paris, La Découverte, 1985 (2e éd. 1999), 227 p.

[7Hobsbawm (Eric), Ranger (Terence), éd., The Invention of Tradition, Cambridge UP, 1983, traduit en français L’invention de la tradition, Paris, Éditions Amsterdam, 2005, 370 p.

[8Anderson (Benedict), Imagined Communities : reflexions on the origins and spread of nationalism, 1983 (2e ed. 1991).

[9Pour une présentation de l’historiographie anglophone sur l’identité, on peut voir par exemple Brubaker (Rogers), Cooper (Frederick), « Beyond “identity” », Theory and Society, n° 29, 2000, p. 1-47 ; Brubaker (Rogers), « Au-delà de l’“identité” », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 139, 2001, p. 66-85 [www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2001-4-page-66.htm].

[10Thiesse (Anne-Marie), La création des identités nationales - Europe XVIIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, Point histoire, 1999 (rééd. 2001), 311 p.

[11En particulier Noiriel (Gérard), Le creuset français. Histoire de l’immigration XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1988 (rééd. 2006, Point Histoire), 451 p. ; Noiriel (Gérard), Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007, 717 p.

[12op. cit., note 2.

[13Maalouf (Amin), Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998 (rééd. Livre de Poche, 2001), 189 p.

[14Mariot (Nicolas), Zalc (Claire), Face à la persécution. 991 Juifs dans la guerre, Paris, Odile Jacob, 2010, 302 p.

[15Fauvelle-Aymar (François-Xavier), Histoire de l’Afrique du Sud, Paris, Seuil, coll. L’Univers historique, 2006, 472 p.

[16Sahia Cherchari (Mohamed), « Indigènes et citoyens ou l’impossible universalisation du suffrage », Revue française de droit constitutionnel, n° 60, 2004, p. 741-770 [www.cairn.info].

[17Weil (Patrick), Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Paris, Grasset, 2002, 401 p., p. 235.

[18Spire (Alexis), « Semblables et pourtant différents. La citoyenneté paradoxale des “Français musulmans d’Algérie” en métropole », Genèses, n° 53, 2003/4, p. 48-68

[19Blanchard (Emmanuel), Encadrer des “citoyens diminués”. La police des Algériens en région parisienne (1944-1962), Université de Bourgogne, thèse d’histoire sous la direction de Jean-Marc Berlière, 2008, 795 p.

[20Nous reprenons ici l’analyse de Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007, 717 p., chapitre VIII.

[21Sand (Shlomo), Comment le peuple juif fut inventé, Paris, Flammarion, Champs essais, 2010, 606 p. ; Thiesse (Anne-Marie) [1999], op. cit.

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